Reprise Salle Richelieu de « Cyrano de Bergerac » non sans un changement radical, puisque le rôle-titre initialement interprété par Laurent Lafitte sera joué par Nicolas Chupin.
CYRANO DE BERGERAC
d'Edmond Rostand, mise en scène Emmanuel Daumas.DU 4 NOV 2024 AU 23 FEVR 2025
Salle Richelieu
Emmanuel Daumas. Reprendre Cyrano avec Nicolas Chupin est passionnant.
Le projet a deux axes forts. Premièrement, face à la grosse soixantaine de personnages – sauf à faire une distribution pléthorique et « cinématographique » –, j’ai eu envie, plutôt que de faire jouer des cadets par les actrices interprétants duègne et bonnes sœurs, de créer un groupe de jeunes hommes, de cadets de Gascogne, qui joueraient tous les rôles, comme on peut le voir dans le film La Grande Illusion de Jean Renoir un « théâtre aux armées », baroque et illusoire. Une grande fête du Théâtre et du Jeu, que l’on organise avant d’aller mourir dans les tranchées, comme on mourrait à Arras. Et au centre, Cyrano serait un cadet, tout aussi jeune que les copains mais dont le complexe physique – mis en valeur par la beauté lumineuse de ses conscrits – rendrait impossible une vie réelle et en ferait un chevalier de l’illusion et du rêve.
Nicolas Chupin est un garçon de troupe, un homme du groupe, un ami idéal, qui peut réussir à nous faire croire qu’il est « de la bande » et, en même temps, son talent inouï peut révéler comme malgré lui qu’il a le charisme d’une icône… de l’ombre.
Ensuite, il m’a toujours semblé fondamental pour le projet de se souvenir qu’il s’agit d’une épopée du XVIIe siècle certes, mais vue par l’extravagance de la Belle Époque. Je voulais que l’on retrouve dans l’image scénique et dans l’esthétique du jeu la liberté si ludique et festive du cinéma de Méliès dont Rostand aimait tant les films, la folie des costumes de sa grande amie Sarah Bernhardt.
J’ai donc imaginé avec une immense joie que Nicolas Chupin interprète Cyrano avec sa puissance dramatique et sombre toujours balancée par l’humour qui le caractérise. Cette façon intelligente et pudique de faire comme s’il ne prenait pas vraiment les choses au tragique, ce qui ne fait que mettre en valeur un mystère troublant, abyssal et étrange. Enfin l’enfance intacte dans son art du jeu peut nous faire danser au milieu de ce théâtre d’illusions et de fantasmes. Comme le fait Cyrano lui-même. Et nous voilà parés pour un nouveau Voyage dans la lune.
Emmanuel Daumas. En effet, dès que l’on prononce ce titre, on est face à une sorte d’unanimité, quelles que soient les générations ou les milieux. Du point de vue de ses nombreux enjeux – sentimentaux ou mélodramatiques – la pièce fait mouche à chaque fois ; Edmond Rostand a une facilité incroyable à « faire théâtre » avec son écriture. Je me suis demandé ce que je pouvais apporter après tant de mises en scène qui ont fait date. Ce qui rend exceptionnelle cette pièce, est aussi l’identification que beaucoup de jeunes gens peuvent avoir avec le personnage de Cyrano. Moi-même, j’ai toujours eu l’impression d’une grande intimité biographique avec lui. Je dois dire que mes complexes d’adolescent m’ont souvent obligé à « rêver » des relations, à m’immiscer de façon parfois très mystérieuse dans les histoires des autres, inscrites dans des normes sociales et esthétiques, de les vivre par procuration. De ce point de vue, il m’a semblé que la pièce dépassait de loin, en complexité, son statut de pièce « de cape et d’épée », cadre d’un mélodrame amoureux. En découvrant le personnage de Cyrano, je me suis demandé ce qui se passait dans son âme, dans son corps, par rapport à son désir face à Roxane, à son emprise sur Christian.
Emmanuel Daumas. Rostand n’est pas l’« ogre » qu’étaient Hugo ou Dumas, avec leurs personnages « plus grands que la vie ». On est loin aussi des héros de Balzac, de Flaubert ou de Maupassant ; il ne s’agit plus de conquérir concrètement Paris, l’argent et le pouvoir, avec un cynisme et des compromis qui aboutissent à la plus grande des amertumes. Cyrano meurt debout, la tête dans les étoiles, évoquant la seule qualité qu’il se reconnaisse, son « panache ». Il est descendu de la lune, n’a jamais consommé son amour, n’a tiré aucun avantage de ses actions. « Mais on ne se bat pas dans l’espoir du succès ! / Non ! non, c’est bien plus beau lorsque c’est inutile ! » figurent, pour moi, parmi les plus beaux vers de la pièce. Parmi les contemporains de Rostand, le jeune Marcel Proust invente un monde où « il vaut mieux rêver sa vie que la vivre ». Grâce à Cyrano, Christian ne finira pas comme Bel-Ami, ni Roxane comme Emma Bovary.
Ces trois héros restent « intacts », purs… et troubles.
Emmanuel Daumas. Les termes dans lesquels Cyrano explique à Christian le pacte qu’il veut conclure laissent songeur, avec par exemple : « Je serai ton esprit, tu seras ma beauté. » Christian perd son âme, comme dans Faust. Cyrano prend quasiment possession de lui, il en fait son avatar, pour combler sa propre frustration, exister de façon « augmentée ». Il manipule aussi bien Christian que Roxane. Cyrano n’envie pas tant la beauté de Christian, qu’il est convaincu a priori de sa propre laideur ; le point de fixation de son « empêchement de vivre » est son nez. Christian devient un objet transitionnel, un masque, un objet de jouissance par procuration dans un monde virtuel. Chacun exploite la part d’impuissance de l’autre. Quel plaisir en tire Cyrano ? Rien n’aboutit, à part l’imaginaire que le réel finit par rattraper. Roxane tombe de très haut à la fin de la pièce, ce n’est qu’alors qu’elle se découvre elle-même. Elle se pensait conventionnelle et, pour exister pleinement, voulait un Christian beau et spirituel sans comprendre qu’elle était aussi extravagante, originale et mystérieuse que Cyrano, par son seul amour des mots et de la vérité des ombres poétiques. Par son stratagème, Cyrano l’a malgré lui privée d’elle-même. Sans l’aveuglement de son désir, elle aurait pu vivre cette plénitude.
Entretien réalisé par Laurent Muhleisen Conseiller littéraire de la Comédie-Française et dramaturge du spectacle
Photos de répétitions © Jean-Louis Fernandez
Cyrano de Bergerac
RICHELIEU
pour les représentations de mars à juillet 2025
JEU 16 JANV à partir de 11h
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MER 22 JANV à partir de 11h
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